La vie en reliefs

Le jour où j’ai appris que j’étais enceinte j’ai été heureuse pour lui. Pour mon mec. Je me suis délectée par avance de l’annonce que j’allais lui faire et comment j’allais lui faire. Il voulait un enfant maintenant. De moi. Je voulais un enfant plus tard. Mais plus tard c’était maintenant, du coup.

J’ai pris en photo mon ventre tout plat, mon ventre maison, à peine au stade des fondations. J’ai écrit dessus au marqueur : « Dis tu veux bien être mon papa ? ». J’ai dû l’écrire à l’envers pour qu’on le lise à l’endroit lorsqu’on était en face de moi et j’ai galéré. A l’arrivée c’était pas trop centré mais j’étais contente. Je lui ai envoyé la photo. Il m’a rappelée assez vite et j’ai compris que j’avais fait mouche. Il était heureux, il se réjouissait, il m’adorait de ce cadeau que je lui faisais. J’étais fière qu’il soit fier de moi.

Est-ce que j’ai été heureuse pour moi ? Pour ce bébé qui allait paraître dans notre famille ? Je ne crois pas. J’ai pensé assez vite que je n’y arriverais pas, que c’était trop à gérer. J’ai pensé que c’était des trucs d’adulte, que moi je n’étais pas assez grande pour faire ça. Quand je me regarde d’en haut, je vois toujours un ersatz d’adulte, une fausse personne qui joue le jeu de la vie. J’ai l’impression que tout le monde s’en rends compte, comment me prendrait-on au sérieux ? Ils voient tout : les complexes, les erreurs, les manques, les envies, les désirs, les pulsions, les pensées. Je m’imaginais mère dans leurs yeux, une petite bonne femme à qui on a greffé une poussette, comme une poule avec un couteau. Et ce corps qui peine à donner et à recevoir, comment pourrait-il fabriquer, nourrir un petit autre ?

Je suis entrée dans cet état de grossesse comme dans une pièce pleine de monde. C’était assourdissant et agressif. Comme dans une expérience de mort imminente, j’ai vu défiler ma vie devant mes yeux, j’ai eu l’impression qu’on me forçait à devenir quelqu’un d’un seul coup, moi qui n’ai jamais été personne. Ou du moins pas plus qu’une personne parmi d’autres. Là, j’allais devenir mère, un statut unique pour une personne unique, cet enfant. Il n’aurait qu’une seule mère, ce serait moi.

Le jour où on m’a dit que ce que j’attendais était une fille, tout s’est éclairé et j’ai mieux compris ce  qu’on attendait de moi. L’aurais-je compris de la même manière si on m’avait prédit un garçon ? En tout cas, là, je voyais bien, c’était clair : ce qui fallait, c’était faire en sorte qu’elle ne soit surtout pas comme moi. Ça me faisait une feuille de route et c’était pas mal. Tout faire pour qu’elle ne me ressemble pas. Qu’elle casse cette lignée de femmes complexées et boulimiques de perfection, dont la force est la principale faiblesse et qui ne sortent des voies tracées qu’au prix d’immenses douleurs.

Et puis il y a eu le regard de cette enfant. Un jour ce regard m’a transcendée et jetée au sol, dans les cordes, acculée. Il me disait à quel point j’étais à elle, combien il fallait que je sois là, combien elle m’aimait de cet amour cannibale dont on ne réchappe pas. Comment peut-on aimer si fort un être qui veut tout vous prendre ? Dont le potentiel de tyrannie est sans limite et qui ne reculera devant rien pour vous faire céder ? En fait j’ai découvert la violence dans toute sa beauté. J’ai cheminé pendant 9 mois avec un bébé qui me broyait les côtes la plupart du temps, et j’ai aimé ça, j’ai accouché dans le sang et la douleur, et j’ai aimé ça, j’ai senti ses doigts se serrer sur mon doigt, si fort, j’ai vu ses yeux me transpercer, ne pas ciller, et j’ai aimé ça mais j’ai eu tellement peur. Elle m’intimidait tant avec ses yeux qui me toisaient, dont déferlaient des milliards de mots indicibles.

Qu’est-ce qui m’a fait dérailler ? J’y repense souvent et je me dis tantôt que c’est l’allaitement, tantôt que c’est le manque de sommeil, mais rien de tout ça ne me semble vraiment être le véritable élément déclencheur. Si je n’ai pas supporté l’allaitement c’est pour autre chose que l’allaitement lui-même. Si je n’ai plus dormi, ce n’est pas à cause du bébé qui nous réveillait. Je n’aurais pas dormi de toute façon, eu-t-elle fait des nuits de 12 heures.

Lorsque je tente de me rappeler la dernière fois que j’ai été non pas heureuse mais simplement apaisée, je remonte très loin. Je me suis employée avec énergie et détermination à tout contrôler, à commencer par moi. Frein à main serré,  j’ai roulé sur une autoroute sans décor, ne regardant que la ligne blanche me conduisant vers mon but. J’ai tout fait pour éviter les virages, les flaques d’eau et les ornières, j’ai respecté le code de la route, j’ai fait des choix éclairés qui se sont révélés décevants mais rassurants pour tout le monde.

Sauf ce jour là.

Le jour où j’ai décidé de mettre un enfant au monde j’ai emprunté le seul véritable virage de mon existence. Si on avait pu capturer l’essence de mon ventre, de mon coeur, de mon estomac, de mon cerveau pendant les premières semaines de vie de mon bébé, on aurait capturé l’angoisse à l’état pur. Pendant des mois j’ai été suspendue dans cet état que doit être celui de l’automobiliste dont la roue frôle le ravin avant d’y basculer complètement.

Dans les larmes et dans le sang, j’ai brisé le petit véhicule confortable qui m’avait jusque là permis de faire mon petit bonhomme de chemin.

Toutes mes certitudes envolées et moi avec, je poursuis ma route à pied, à hauteur de bébé, d’enfant.

Je suis souvent fatiguée car marcher est plus difficile.

Je suis souvent perdue car aucun GPS n’équipe la mère que je suis.

Je suis souvent en panne d’essence, lorsque les cris et les nuits sans sommeil me laissent à sec.

Je voudrais faire du stop, pour avancer plus vite et soulager tout ce qui peut l’être.

Je voudrais une monture pour sauter au dessus des obstacles.

Je voudrais une vie climatisée, pour atténuer le chaud et le froid que soufflent cette enfant que je ne comprends pas.

Je voudrais être forte, vive et racée comme une belle américaine, une Mustang, voilà ce que je voudrais être.

Au lieu de ça, j’avance vagabonde pieds nus sur une route caillouteuse.

J’avance, et la poussière se colle à mon visage.

Elle crie, elle dit non, elle bifurque, elle ne suivra pas le droit chemin que je lui dessine.

Elle ne suivra que sa propre route.

Ma mission est de cheminer près d’elle, à son rythme, à l’arrêt un jour, à mille à l’heure le lendemain

Je voudrais comprendre, connaître la route par coeur comme un pilote qui n’a pas droit à l’erreur.

Au lieu de ça, je patauge, je chute souvent et je me fais mal parfois.

Je me dis souvent que l’endurance, je ne l’ai pas, que c’est trop dur, que je n’aurais pas dû.

Mais on dit que la meilleure façon de découvrir un paysage et de le parcourir à pied.

La marche que j’entreprends avec mon enfant m’impose un paysage sinueux et sans cesse recomposé que je ne connaissais pas. Moi je connaissais la lande, le désert, la petite ville de province où il ne se passe pas grand chose. Je découvre la montagne et ses avalanches, la mer et ses déferlantes, la clameur d’une mégalopole qui jamais ne s’arrête.

J’ai donné la vie à ma fille et ouvert une brèche sur l’infinie complexité d’une vie en reliefs.

Je n’ai jamais pratiqué la marche à pied.

Je découvre.

J’en suis au stade des ampoules.

Après, vient le stade du plaisir.

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