Débrouille-toi toute seule : isolement et maternité

« Je ne me suis jamais sentie aussi seule qu’après avoir accouché. » Ce sont les mots de Cécile, 35 ans, mère de deux enfants de 6 et 4 ans. Le sentiment d’isolement est l’une des principales difficultés relevées par les mères dans la période postnatale. À l’accompagnement (trop ?) intense des quelques jours en maternité succède un grand vide au retour à la maison. Formatées par une société de l’autonomie et de la performance, les mères n’osent tout simplement pas demander de l’aide, et la disparition des rites autour de la naissance dans les pays occidentaux n’aide pas.

La naissance : jungle de l’avant, désert de l’après

À la jungle de l’accompagnement prénatal, durant lequel les couples rencontrent de nombreux interlocuteurs différents, succède un désert au retour à domicile. Selon une enquête de l’UNAF et du CIANE réalisée en 2010 (PDF) 26,9 % des femmes précisaient qu’elles auraient aimé être mieux soutenues après la naissance. Plus d’une évoquait son désarroi lors du retour au domicile. D’autres auraient souhaité que les aides et la durée du congé parental soient plus importantes. Enfin, certaines jeunes mères regrettaient que l’on soit peu soucié de leur suivi psychologique.

Si toutes les femmes ne connaissent pas la dépression, la naissance est toujours une période de vulnérabilité. Pendant les neuf mois que dure la grossesse, le corps s’est beaucoup transformé ; tout ne revient pas à la normale en un claquement de doigts. Il faut aussi faire connaissance avec son bébé, apprendre à le comprendre, faire face à de nombreux remaniements identitaires, se repositionner dans son couple et dans l’ordre des générations. Ce n’est pas simple ! Dans ce contexte, les mères ont besoin d’être soutenues.

Le retour au travail du conjoint après seulement quelques jours ou semaines marque le début de longues journées solitaires, l’œil fixé sur la pendule. Le congé de paternité reste court dans notre pays — 3 jours pour la naissance et 11 jours de congé de paternité, week-ends et jours fériés inclus. Pour certains, comme les professions libérales, il est loin d’être automatique. Cécile explique : « Le père de mes enfants est resté à peine quelques jours à la maison puis il est retourné travailler. J’étais livrée à moi-même et en doute total sur mes capacités à gérer l’intendance, la maison, le bébé. J’étais toute seule à la maison toute la journée et quand ma fille dormait, je faisais des cartons, car nous avons déménagé tout de suite après la naissance. J’étais épuisée. »

En plus de la présence écourtée des pères, l’isolement géographique est une réalité pour nombre de parents qui ont quitté leur pays ou région d’origine et vivent éloignés de leur famille élargie. Avec l’allongement des carrières, beaucoup de grands-parents sont encore en activité à la naissance de leurs petits-enfants, et l’idéal de la « mamie gâteau » n’est plus vraiment la norme. Le cocon se résume alors à un couple seul avec son bébé.

Enfin, même quand d’autres sources de soutien sont présentes, il existe parfois un écart de taille entre les attentes des mères et la réalité. Quelle mère n’a pas le souvenir d’avoir reçu au moins un conseil dont elle se serait bien passée ?

« Après la naissance, tu as envie d’être tranquille et tu as aussi envie qu’on t’aide. C’est un va-et-vient permanent entre ces deux envies contradictoires. »

Nombre de passages en maternité sont décrits comme cauchemardesques alors même que le soutien professionnel est omniprésent. Selon une enquête de la DREES (Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques) réalisée en 2008 (PDF), 21 % ont trouvé leur séjour en maternité trop long. Valentine, 33 ans, maman d’un garçon de 5 ans et d’une fille de 15 mois, témoigne : « Pour notre premier enfant, on avait trop d’informations contradictoires on ne savait plus quoi penser. Il y avait aussi trop de visites. Du coup, on ne pensait qu’à rentrer à la maison. Après la naissance, tu as envie d’être tranquille et tu as aussi envie qu’on t’aide. C’est un va-et-vient permanent entre ces deux envies contradictoires. » Pour Élise, 39 ans, mère de deux enfants de 9 et 5 ans, « Les cinq jours à la maternité ont fini de m’achever. Je sortais de deux mois d’insomnie et j’étais épuisée. Je n’ai eu aucun accompagnement, j’ai eu l’impression de me faire engueuler tout le temps. » Des conseils trop nombreux et contradictoires finissent par être perçus comme un empiétement des soignants sur la liberté des parents. Ils n’ont alors qu’une hâte : rentrer chez eux pour faire comme ils veulent.

À la maison, certains conseils des proches sont aussi vécus comme intrusifs — laisse-le pleurer, ne le prends pas tout le temps dans tes bras, tu vas en faire un capricieux, tu es sûre qu’il est bon ton lait ? Autant de remarques désagréables qui ne correspondent pas à ce qu’avaient imaginé les mères en matière de soutien. On attend des proches qu’ils soient présents, mais pas trop, mais assez quand même, sans marcher sur les plates-bandes de quiconque. Souvent, l’aide matérielle est la plus appréciée. À la naissance de son premier enfant, les parents de Valentine leur avaient préparé de bons petits plats : « On a tenu pendant au moins 15 jours et c’était vraiment génial ! »

Le savoir pratique en ce qui concerne les enfants est devenu l’affaire exclusive du corps médical, lequel est considéré comme seul légitime à apporter une information de qualité en matière de soins. Les pratiques traditionnelles sont disqualifiées et jugées désuètes. Dans Qui gardera les enfants, Yvonne Kniebiehler, historienne féministe, évoque le désarroi de sa propre mère à la naissance de ses petits-enfants : « Marie, ma mère […] a été déconcertée, déçue, humiliée, en constatant que ce savoir qui lui était si cher, si précieux, perdait toute considération. »

Que reste-t-il aux grands-mères, alors ? Il leur reste le soutien affectif, mais là… c’est la pudeur qui entre en scène.

Quand la pudeur s’en mêle

« J’aurais eu besoin d’être englobée par ma maman dans ce passage, mais ça n’a pas été le cas. » Me confie Cécile. « Je la sentais gênée elle aussi. Elle avait du mal à se positionner par rapport à moi et elle n’a pas su m’apporter l’aide dont j’avais besoin. “Il faudra bien que tu apprennes à te débrouiller”, c’est une phrase qu’elle m’a dite. Alors moi, par peur, par honte et par pudeur, j’ai laissé tomber. Je me suis débrouillée. »

Dans les sociétés où des rites de soutien persistent autour de la naissance, la place de chacun est instituée, ce qui évite d’avoir à demander. À la naissance de ses jumeaux, à Tokyo, le mari de Kaori n’a pas pris de congé car : « Cela reste rare au Japon. Les entreprises commencent à s’y mettre, mais ça n’est vraiment pas courant. Par contre, ma mère et ma sœur m’ont beaucoup aidée pendant un mois et demi. » De mon côté, il a fallu que ma sage-femme insiste lourdement pour que j’ose demander de l’aide à ma mère qui vit à 600 kilomètres. « Il est important de ne pas rester seule, pendant un mois au moins, j’insiste pour que vous ayez de l’aide très régulièrement. » Me disait-elle. Je ne comprenais pas pourquoi c’était important, mais j’ai quand même demandé, en ayant la nette impression de mendier. Ma mère m’a répondu « Il faudra bien que tu apprennes à te débrouiller. » Mais elle est tout de même venue et sa présence a été tellement précieuse !

Parents auto-entrepreneurs

Au-delà de la pudeur, notre société « hypermoderne » valorise l’individualisme et la réalisation de soi : « Ne rien devoir à personne, se construire seul, ne dépendre de personne sont des types d’injonctions propres à cette idéologie [hypermoderne]. » [référence à la fin de l’article] Les parents peuvent avoir tendance à se refermer sur eux-mêmes dans l’idée qu’ils doivent s’en sortir seuls. « Ils sont ainsi “auto-entrepreneurs” dans le sens où la venue au monde de leur bébé, désiré par eux, est restée une “entreprise” du couple qu’ils n’ont que très peu partagée avec leur entourage proche, familial ou amical. Le partage, plus réel, plus intime, semble paradoxalement se réaliser pour la mère d’une manière assez anonyme grâce à internet. »

Rien qu’à Marseille, on dénombre sur Facebook près de 100 groupes de mamans. Les applications de rencontre entre mères — Les heureuses naissances, Mumaround, YouMum — fleurissent sur l’AppStore. Les mères imaginent d’autres voies pour combler leur besoin de soutien. Grâce à des ressources ni familiales, ni amicales, ni conjugales, ni professionnelles, elles trouvent des lieux où exprimer une parole débarrassée des tabous et, autant que possible, des jugements.  Et il faut bien avouer qu’il est plus facile de quitter un groupe Facebook que d’envoyer bouler sa belle-mère qui vous demande pour la énième fois si vous allez allaiter bébé jusqu’à ses 18 ans.

A lire

  • Ingrid Bayot, Le quatrième trimestre de la grossesse, Erès, 2018.
  • Irène Capponi, Christine Horbacz« Femmes en transition vers la maternité : sur qui comptent-elles ? », Dialogue 2007/1 (n° 175), p. 115-127.
  • Delphine Vennat et al., « Idéologies hypermodernes, quels enjeux dans laconstruction de la parentalité ? », Bulletin de psychologie 2018/4 (Numéro 556),p. 749-757.
  • Pierre DELION, Denis MELLIER, Sylvain MISSONNIER, Le bébé dans sa famille, nouvelle solitude des parents, nouveaux soins, Erès, 2015.
  • Yvonne Kniebiehler, Qui gardera les enfants ? Mémoires d’une féministe iconoclaste, Calmann-Lévy, 2007.

 

 

14 commentaires

    • Oui, c’est bien là le plus difficile : pour les mères, oser demander, pour les grands-mères être présentes sans être intrusives. Un vrai casse-tête ! En ce qui me concerne, je ne m’en serais pas sortie (du moins pas aussi bien) sans l’aide de ma maman.

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  1. Je suis entièrement d’accord avec ce article. Il est extrêmement difficile de trouver sa place et de demander de l’aide. Ma maman a fait elle aussi ce qu’elle pouvait sans toutefois pas répondre à mes attentes lors de la première naissance de ma fille. Tandis qu’à la seconde elle a été totalement absente et fermée car elle n’avait pas comprise que je souhaitais être seule pour l’accouchement (le premier avait été un vrai enfer) avec mon conjoint afin de lui laisser entièrement sa place de papa (ce qu’il a fait et je ne regrette pas).

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  2. C’est vrai qu’il y a cet aller-retour permanent entre l’envie d’être seuls avec son bébé et le besoin d’être accompagnés et de voir du monde. C’est toute l’ambivalence de la période du post-partum et je pense que c’est aussi pourquoi elle vécue parfois très difficilement ! Très bel article !

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  3. Très intéressant, et très juste. L’éclatement géographique des familles y est aussi pour beaucoup. Avant, on avait dans un rayon de 10 km ses parents, des oncles et tantes, des cousins; on vivait davantage hors de chez soi. Maintenant, les familles sont dynamitées sur tout le territoire, et on vit enfermé dans son appartement ce qui fait que même le lien de proximité ne peut plus se tisser.

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    • Eh oui, il était plus naturel de vivre dans une proximité quotidienne. Après il ne faut pas idéaliser : ça a sans doute toujours été pénible d’avoir sa belle-mère sur le dos ! Mais la proximité géographique rendait les choses plus simples, au moins pour l’aide matérielle.

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  4. Merci pour cet article. Je me retrouve totalement dans ce que tu dis: la solitude lorsque le conjoint retourne au travail et l’oeil sur la pendule pour savoir combien de temps il me reste à être seule, les parents et amis loin de chez nous. J’ai fais une dépression du post partum sévère. J’en ai parlé à la visite post natale, on m’a dit que c’était normal d’être fatiguée. J’en ai parlé au pédiatre de mes enfants: demandez de l’aide à votre mari.

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  5. Je ne peux qu’approuver ce que tu mets en avant dans cet article (solitude, ambivalence, difficulté à exprimer ses vrais besoins).
    Ma maman est venue à chaque fois une semaine pour prendre le relais du papa après la naissance de mes enfants. Ma belle-famille avait réservé sa date de visite avant même la naissance. J’étais heureuse que tous soient si impliqués, contents de partager cette aventure incroyable pour moi de donner le vie. Mais ce dont je me souviens surtout, ce sont des heures passées assise à faire salon, alors que j’avais des points de suture à l’entrejambe, une envie folle de dormir et surtout pas de place dans ma tête pour parler de la pluie et du beau temps. Je me disais: Personne ne voit que j’ai besoin qu’on me dise
    – Va te coucher, cet après-midi/cette nuit, c’est moi qui me lève pour m’occuper du bébé.
    – Tu peux passer à table j’ai préparé tout ce qu’il faut pour reprendre des forces!
    – Il est où votreaspirateur, je profite d’être là pour vous faire tous les sols.
    Lors d’un dîner, j’ai éclaté en sanglot, de douleurs, de fatigue, et les gens avaient l’air surpris.
    Je voulais crier « Mais oui putain ça va pas, je me suis fait déchirer en deux ya 8 jours, depuis j’ai un môme vorace collé au sein et la famille qui demande des sourires!!! »
    Parfois c’est arrivée que quelqu’un fasse un des ses gestes d’aide spontanément, mais j’aurais dû être plus claire et le demander moi-même sans doute.
    Je pensais que les femmes qui avaient eu des enfants avant moi (les deux grands-mères notamment) devaient savoir ce dont j’avais besoin. Mais les années avaient passé et avec elles sans doute le souvenir des difficultés de ces premiers mois de maman…

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    • Merci pour ce beau témoignage. Effectivement je crois qu’il faut remettre les pendules à l’heure quant à ce qu’on attend des proches. Mais après l’accouchement on n’a pas toujours la force. Et se positionner par rapport à sa belle famille est incommode. Les papas sont les mieux placés pour nous aider à faire passer ce type de message, agir comme un rempart et suggérer ce que la mère n’ose pas demander elle même. Mais encore faut-il qu’ils soient conscients des besoins et en prennent la mesure. Il faudrait complément revoir les cours de préparation à la naissance et beaucoup mieux insister sur ces aspects

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